mardi 18 août 2009

TRINITE : Source et exemplarité de la vie chez B. Muzungu (1989/1995)

Par Flavien Muzumanga Ma-Mumbimbi
Lors de la dix-septième Semaine Théologique de Kinshasa organisée par les Facultés Catholiques de Kinshasa, le professeur Bernardin Muzungu présenta une étude intitulée « Religions traditionnelles africaines et Théologie Africaine »[1]. Conformément au sous-titre de la Semaine Théologique, l’on attendait de lui qu’il fasse le bilan et propose des perspectives portant sur les rapports qui existent entre les deux composants du titre de sa communication. L’A. n’avait pas de prétention de faire de la théologie trinitaire. Mais, pour comprendre ce qu’il nous dit à propos de ce mystère, il est plus qu’important de signaler que tout son article se meut sur le fond de la distinction à maintenir entre les religions qui dépendent de la révélation surnaturelle et les autres religions issues de la conscience humaine[2]. La révélation historique basée sur l’autorité même de Dieu éclaire la valeur des religions dont le fondement n’est qu’anthropologique. Le christianisme est une religion abrahamique, mais dont la spécificité est « Dieu, la Trinité et Jésus-Christ »[3].
Par rapport à Dieu, l’A. affirme une nette coïncidence entre la doctrine chrétienne et celle de la RA. Dans les deux cas, Dieu est créateur. Il est unique et véritable. Il s’émerveille même de voir que les Africains ont eu l’intuition de dire que Dieu est Amour[4]. Curieuses sont, cependant, les paroles qui suivent cet émerveillement : « Si nos ancêtres ont eu une si bonne idée de Dieu, il est un point dont la connaissance exige sa révélation par Dieu lui-même. Cette nouveauté chrétienne est de savoir que ce Dieu si grand est très proche de nous, qu’il est notre interlocuteur. Nos ancêtres parlaient de Lui, ils parlaient à Lui mais jamais avec lui »[5].
Dit d’une autre manière, d’après l’A. nos ancêtres n’avaient qu’une relation intellectuelle avec Dieu. Ils n’avaient jamais fait une expérience de rencontre dialogale et interpersonnelle avec Dieu. Il n’est pas besoin de dire que très peu de personnes accepteraient aujourd’hui cette thèse. D’abord pour des motifs théologales. En effet, la thèse du père B. Muzungu semble vider la liberté de Dieu de se donner vraiment lui-même partout et en tout moment indépendamment de limites humaines. Puis, elle semble réduire la RA à un effort cognitif sans contenu mystique[6] parce qu’abandonnée à elle-même. La RA serait donc, dans cette logique, un héritage humain, un patrimoine religieux et non un vrai lieu d’autocommunication gratuite de la Trinité.
La meilleure chose à laquelle pourrait prétendre le patrimoine religieux africain est sa dépendance à une probable révélation historique ‘‘primitive’’ de Dieu. Mais, l’A. entend par révélation primitive d’une communication chronologique ponctuelle de Dieu dans un passé lointain des premiers êtres humains[7].
L’A. ne se rend pas compte du fait que ce qui assure la continuité diachronique et diatopique de Dieu dans l’histoire est l’être même de Dieu comme être panenthéique et son acte qui fait subsister tout le créé par et dans la création continue. Cela étant dégagé, donnons le long extrait dans lequel il parle de la Trinité.
Le mystère de Dieu, dans une unité de nature et une trinité de personnes, est quelque chose que l’esprit humain ne pouvait imaginer. Seule la révélation nous l’a fait connaître. Même révélé, ce mystère est incompréhensible. Et cela est tout fait normal. Dieu dépasse toutes nos capacités d’entendement. Nous pouvons deviner la réalité de ce mystère en méditant sur la nature de l’amour puisqu’il nous est dit que Dieu est amour. L’amour suppose la distinction de personnes amies et en même temps l’union et la communion la mieux possible. En Dieu, les Trois partagent tout ce qu’ils sont mais sans tomber dans une fusion qui pulvériserait la personnalité de chacun. C’est le mystère qui fonde à la fois l’individualité incommunicable des personnes humaines et en même temps la communion, l’ouverture aux autres, la dimension dialogale entre les hommes. Les notions de famille et de société qui nous sont si familières viennent de cette source première qu’est le mystère de la Trinité divine. Ce mystère de Dieu n’est pas seulement à l’origine de notre vie de communion, mais il est également le but vers lequel notre vie de communion tend. Nous sommes attirés vers le partage de la vie divine.
Le grand danger que nous courons tous et dont le messager de l’Evangile doit être conscient est que ce mystère de la vie divine risque de rester une pure abstraction, qu’elle n’influence pas réellement notre vie. Il faut faire des efforts particuliers pour acquérir une attitude d’enfant à l’égard de Dieu le Père, une piété de fils adoptifs sur le modèle du Fils unique de Dieu et une charité à l’égard de tout homme sous la mouvance de l’Esprit-Saint[8].
Le texte cité ne dit rien de particulièrement africain. Il va de l’apophatisme divin dont l’explication est ici déterminée seulement par nos limites anthropologiques dans l’acte de comprendre les réalités infinies. Puis, il se sert de l’analogie de l’amour humain pour poser le tremplin de l’identité de Dieu comme Amour. L’A. parle de la distinction, de l’union et de la communion comme réalités intrinsèques à toute vraie amitié humaine. En Dieu, ceci aura comme fondement et finalité les différences hypostatiques et l’égalité desdites personnes divines. C’est l’exemplarité divine qui assure l’authenticité et l’effectivité de l’individualité incommunicable des êtres humains et leur communion, l’ouverture aux autres et la dimension dialogale de leur existence.
Le même principe est utilisé dans la relation que la personne humaine doit avoir avec les différentes hypostases divines : piété filiale adoptive à l’exemple du Fils envers le Père et l’exemplarité de l’amour sous la mouvance de l’Esprit-Saint. L’A. parle aussi de Dieu comme principe source et final de la vie tant familiale que sociale. La vie familiale et sociale sont ici comprises comme vie de communion. L’unique phrase de l’A. qui fait penser qu’il parle des sociétés et des familles africaines est sans doute la suivante : « Les notions de famille et de société qui nous sont si familières viennent de cette source première qu’est le mystère de la Trinité divine ». C’est un auteur africain qui parle à une assemblée africaine. Ceci justifie que les notions de famille et de société dont ils parlent ne soient autre qu’africaines.
Fidèle à ses énoncés, B. Muzungu ne pouvait pas faire une herméneutique de la Trinité à partir des réalités africaines. La raison, nous l’avons déjà rencontrée : la religion révélée seule éclaire les réalités humaines. Pour le dire avec une métaphore, l’on ne peut pas prétendre éclairer le soleil avec une lanterne.
En 1995 l’A. revient sur la question avec quelques modifications majeures de sa pensée. En effet, à partir de ses enseignements à la Faculté de Théologie des Facultés Catholiques de Kinshasa, le théologien dominicain rwandais va publier le premier tome de son livre « Je ne suis pas venu abolir mais accomplir »[9]. Dans cet ouvrage, l’A. réaffirme les thèses que nous venons de rencontrer dans son article. Il dira que « La Trinité, l’Incarnation, la divinisation de l’homme, font partie de cette nouveauté chrétienne[10] » qu’on ne peut rencontrer de façon naturelle. Il montre comment le Christ est reçu à travers des catégories royales, théocratiques du Fils Aîné du Père identifié au Dieu Roi suprême[11].
Mais, à cela il ajoute les difficultés spécifiques de la pneumatologie africaine. En effet, dit-il, en Kirundi, le Saint-Esprit est appelé « Mutima Mwerenda ou Mutima Mutagatifu » qui se traduit littéralement par « le cœur saint ». Cette même expression « Mutima Mutagatifu » signifie en Kinyarwanda « Sacré cœur ». L’affinité de deux langues est un problème à ne pas négliger[12]. Cependant, note l’A., le problème théologique tient à la nature et à la personnalité même de l’Esprit-Saint. Pour lui, la difficulté du langage est un signe du caractère insaisissable de la personnalité du Saint-Esprit[13].
Donc, pour Muzungu deux sont les problèmes théologiques qui déterminent la réception, en langues africaines, du Saint-Esprit : « le concept même de la nature spirituelle doublé du mystère de la personnalité de la troisième personne divine »[14]. Muzungu maintient l’ordre traditionnel des hypostases divines. Cette remarque est très importante car elle constituera une clé de lecture de son identification analogique entre la Trinité et la famille nucléaire africaine. Voici l’extrait du livre qui utilise l’analogie de la famille africaine en correspondance avec la Trinité.
La réalité première et dernière signifiée par le mariage naturel et chrétien est la vie intra-trinitaire. La vie divine est une dans la communion de pluralité de personnes. Le Père engendre le Fils et le Saint est le terme de l’amour réciproque des deux. Le mariage humain constitue son reflet dans la création. L’homme et la femme, dans leur amour réciproque, donnent origine à l’enfant. Il y a là aussi une sorte de communion à une même vie (deux dans une chair : Gn. 2, 24) avec le fruit de cet amour qu’est l’enfant, ce qui donne une sorte de trinité. Ce modèle exemplaire de la communauté matrimoniale qu’est la Trinité divine est aussi le but de l’amour appelé à s’achever dans la participation de toutes les personnes humaines à la nature divine trinitaire. En ce moment-là le mariage-signe aura vécu. Il restera la réalité signifiée naturellement est sacramentellement : ‘‘Dieu sera tout en tous’’ (1 Cor. 15, 28)[15].
Cet extrait est fonction de la distinction à faire entre l’ordre naturel, l’ordre de la grâce et celui de la gloire. La famille africaine qui n’est pas chrétienne appartient au premier ordre. En revanche, celle qui a reçu le sacrement du mariage appartient à l’ordre de la grâce. Dans la gloire, le signe sacramentel de la famille cède la place à son contenu qui est le Dieu tout en tous. Il y a ici clairement une hiérarchie dans la manière d’être image de la Trinité. En effet, le niveau de la nature, celui de la grâce et l’ordre de la gloire ne sont pas les mêmes[16]. Ceci dit, l’A. affirme clairement que la famille nucléaire africaine qu’elle soit naturelle ou chrétienne suit le modèle exemplaire de la Trinité ad intra. Comment ? C’est ici où intervient le schéma d’identification de la famille de la Trinité à la famille nucléaire africaine, et pas le contraire.
1. Le Père seul engendre le Fils
2. Le Père et le Fils s’aiment réciproquement
3. L’Esprit-Saint est le terme de cet amour mutuel du Père et du Fils
La correspondance de ce schéma trinitaire ad intra s’applique dans la famille nucléaire africaine, qui relève de la volonté du Créateur et de son œuvre ad extra[17], de cette manière :
1. L’homme et la femme dans leur amour réciproque (un seul principe)
2. L’enfant est le terme, le fruit de cet amour des parents.
A y voir de près, l’A. semble identifier analogiquement le Père avec l’homme (époux) ; le Fils avec la femme (épouse) et l’Esprit-Saint avec l’enfant comme fruit de l’amour réciproque de l’homme et de la femme. Cependant, vu que l’A. reprend la relation « Père engendre (seul) le Fils », il faut éviter de transvaser et d’identifier les propriétés des genres des parents en les dissociant de l’origine fontale et unique de son Fils unique.
Cette précaution est authentifiée par le fait que traitant des noms théophores africains, en occurrence celui de Habyarimana, l’A. identifie les propriétés distinctives et unitives de deux parents humains dans Imana, comme la source première de la vie humaine[18]. Imana est pour lui, le Père et la Mère ultime de toute personne humaine. Le Dieu Imana est identifié au Créateur[19] qui est la Première personne de la Trinité[20].
L’analogie de la famille nucléaire que Muzungu utilise explicite le deuxième Concile de Lyon célébré en 1274 qui affirme que le Père et le Fils sont un seul principe de la spiration de la troisième personne de la Trinité[21]. L’Esprit-Saint est le fruit de l’amour mutuel du Père et du Fils[22]. L’analogie porte sur l’amour[23] et non sur les genres des personnes qui s’aiment. En effet, pour l’A. les analogies de la maternité et de la paternité sont exclusivement attachées à la première personne de la Trinité qui est à la fois et indissociablement Imana et Habyariama. Ceci est conforme à l’affirmation johannique du Père qui porte un sein, origine de son Fils (Jn. 1, 18).
Muzungu n’opte pas pour la famille clanique. Il opère avec la famille nucléaire. Cependant, loin de mettre l’accent sur le nombre trois en lui-même, l’A. veut expliquer les processions divines à partir d’un diagramme à deux temps.
1. Dans la relation « première Personne - deuxième Personne de la Trinité », l’A. attribue la paternité et la maternité, de manière exclusive, à Imana.
2. Dans la relation « première Personne - deuxième Personne de la Trinité » et « Esprit-Saint », l’analogie des parents comme principe unique de la vie sert à expliquer le Filioque. L’application de l’analogie parentale ne comporte plus ici la notion des genres. Elle se focalise sur l’unicité du principe qui fait venir l’Esprit-Saint du Père et du Fils.
En bref, Muzungu ne pouvait pas identifier strictement la structure de la famille tripartite avec la Trinité à cause de l’ordre trinitaire qu’il veut respecter absolument. Puis, sa thèse sur le caractère insaisissable de la « nature et la personnalité » de l’Esprit-Saint ne pouvait l’emmener à une telle identification qui briserait, d’une certaine manière, l’apophatisme. Enfin, sa distinction nette entre l’ordre qui relève de la liberté de Dieu et l’immanence de Dieu fait qu’il n’aboutisse pas non plus à cette identification. Pour cette raison, il opte pour l’exemplarité de la Trinité sur la famille humaine et l’affirmation de la Trinité comme cause finale du « signe familial » appelé à céder la place au « signifié théologal » dans la gloire. La théologie de Muzungu demeure clairement dans le cadre classique. Son explication n’a rien de particulièrement africain.
[1] Cf. MUZUNGU, B, Religions traditionnelles africaines et Théologie africaine, dans AA.VV., Théologie Africaine, p. 71-93, p. 88.
[2] Ibid., p. 72.
[3] Ibid., p. 86.
[4] Ibid., p. 87.
[5] Ibidem.
[6] L’A. a dépassé cette vision dans son Je ne suis pas venu abolir, p. 46-49, p. 49 : « Un mystique chrétien ou un mystique tout court c’est la même chose. C’est l’expérience du seul et vrai Dieu. Cette présence de Dieu devient perceptible pour tout homme qui ‘‘descend’’ dans le fond de son être que la Bible appelle le ‘‘cœur’’ (Jr 31,33) ».
[7] Ibid., p. 77.
[8] Ibid., p. 88.
[9] Kigali, Éd. Centre Saint-Dominique, 1995. En ce qui concerne la naissance de ce livre et de ses thèmes au sein de la Faculté de théologie de Kinshasa, lire, la dédicace. Au cours de cette même année, il est à signaler la brochure de LEFEBVRE, P., L’Église est notre Famille, Kinshasa, L’Epiphanie, 1995. Parlant du paradigme ecclésiologique post-synodal, aux pages 19-20, le Père Pierre Lefebvre affirme ce qui suit : « La justification de cette vision de l’Église est claire : elle situe dans le domaine trinitaire. A ce propos, en s’en tenant au Synode, il faut remarquer qu’aucun développement n’a été proposé concernant la vie et les paroles de Jésus vis-à-vis de sa famille humaine. Paroles et comportements de Jésus qui peuvent cependant éclairer très fort l’idée de l’Église comme Famille. C’est d’ailleurs ce que les premières communautés ont très bien compris. Se référer uniquement au Mystère de la Trinité est valable et pertinent. Mais n’est-ce pas aussi se priver d’un éclairage indispensable pour en comprendre la portée ». Nous soulignons. Il est évident ici que le Père a des réserves par rapport à l’application de l’analogie de la famille africaine à l’Église. C’est un point de vue très discutable, dans la mesure où Jésus dans l’unicité de sa personne est la deuxième personne de la Trinité. Ensuite, l’analogie africaine de la famille que l’on applique à l’Église et à la Trinité relève de la grâce de Dieu. Cette analogie est prise en ce qu’elle a d’excellent tout en n’oubliant pas que dans la ressemblance, il existe une très forte dissemblance selon les affirmations du IVe Concile du Latran (1215). Voir, DS, 806.
[10] Ibid., p. 61-62.
[11] Ibid., p. 62.
[12] Ibidem.
[13] Ibid., p. 63.
[14] Ibidem.
[15] Ibid., p. 181.
[16] Ibid., p. 60 : « Tout ce qui vient du Créateur par le biais de la nature humaine et de la révélation historique a inévitablement une plate-forme commune. Mais la révélation naturelle est souvent dépassée et surtout élevée au niveau sur-naturel ».
[17] Ibid., p. 180 : « La famille relève de la volonté du Créateur qui a associé l’homme et la femme à son œuvre dans le don de la vie et de l’éducation des enfants ». Nous soulignons.
[18] Ibid., p. 143.
[19] Ibid., p. 56-57.
[20] Ibid., p. 67.
[21] D.S., nº850 : « Nous professons avec fidélité et dévotion que le Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non pas comme deux principes, mais comme d’un seul principe, non pas par deux spirations, mais par une seule et unique ».
[22] D.S., nº527 (XIe Concile de Tolède du 11 avril 672-17 (16 ?) juin 676) : « Car il [l’Esprit Saint] ne procède pas du Père vers le Fils ni ne procède du Fils pour sanctifier les créatures, mais il apparaît bien comme ayant procédé à la fois de l’un et de l’autre, parce qu’il est reconnu comme la charité ou la sainteté de tous deux ». C’est aussi lors de ce concile que l’on attachera au Père l’analogie de la féminité (l’utérus du Père = Patris utero) dans la conception et génération éternelle de son Fils. D.S., nº526. Mais, il est à savoir, comme déjà dit, que cet utérus est la pensée du Père. MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., Jésus-Christ, p. 160, note 41.
[23] Mais, Muzungu insiste sur la distinction et le dépassement de l’amour naturel par l’amour des personnes humaines qui sont dans le Christ. Cet amour des chrétiens a pour finalité ultime « Dieu est Amour - Communion entre les trois personnes divines ». Ibid., p. 60.

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