dimanche 24 mai 2009

TRINITE ET THEOLOGIES AFRICAINES

Trinité et inculturation. Notes de lecture
Par Flavien Muzumanga Mamumbimbi
Le livre que le P. Bede Ukwuije venait de publier et dont le titre est "Trinité et Inculturation"[1] reprend le contenu de sa thèse de doctorat présentée à l’Institut Catholique de Paris. C'est un livre très clair qui à travers ses introductions et récapitulations fait que l’on puisse parcourir aisément, par une lecture à la fois facile et stimulante, toutes les trois parties dudit livre.
Les liens que l’auteur dégage entre les théologiens dits apologétiques (Bolaji Idowu et John Mbiti), la Christologie du Christ-Ancêtre (Ch. Nyamiti et B. Bujo), la théologie d’O. Bimwenyi et la théologie négative d’Eboussi Boulaga, sont au fond très linéaires ce qui lui permet de montrer d’une manière à la fois aisée, logique et diachronique, l’enrichissement des deux thèmes qui tissent ce livre : la nomination de Dieu et l’anthropologie africaine dans la théologie africaine de l'inculturation.
La césure épistémologique qu’il introduit, en faisant appel à la littérature africaine (Chinua Achebe et Wole Soyinka), comme remise en cause de la nomination traditionnelle de Dieu et de l’anthropologie qu’elle fonde dans la théologie africaine de l'inculturation, pose la question de la valeur dogmatique des contenus des sources religieuses africaines et leur respectueuse utilisation par la théologie africaine de l'inculturation dans le cadre du dialogue interreligieux.
La méthode que Bede Ukwuije utilise, en s’inspirant des travaux de Léonard Santedi, et le paradigme d’herméneutique dogmatique qu’il puise chez Eberhard Jüngel, fait que le livre débouche positivement sur son hypothèse centrale et ses ramifications thématiques: la théologie africaine de l'inculturation est un théisme larvé qui utilise le concept de Dieu qui ne vient pas de la Révélation et dont le fondement n'est pas le mystère de l'Incarnation entendu comme l'auto-identification de Dieu avec l'homme Jésus dans le mystère de sa Croix.
En d’autres mots, le Dieu que l’on atteint par la théologie africaine de l'inculturation n’est pas le Dieu Trinité qui se révèle comme Relation et Histoire. Le discours africain portant sur l'identité noire, légitimé par l'identification entre le « Dieu Etre suprême » et le « Dieu des Religions Traditionnelles Africaines », ne vise que l’auto-valorisation et légitimation de ce dernier face au discours missionnaire. Ce discours théologique africain n’est par ce fait qu’exclusivement revendicatif. Ne se posant pas dans le cadre global des relations entre le genre humain et Dieu connu dans et par le christianisme, ce discours ne conduit nullement à la découverte de l’identité humaine à partir de et en Jésus-Christ.
Tout en admirant la vigoureuse recherche en épistémologie théologique africaine, il est à noter que le livre de B. Ukwuije est un travail d’anthropologie théologique plutôt que de théologie trinitaire, à strictement parler[2]. Ce beau travail d’épistémologie qui cherche à concrétiser la volonté exprimée par des théologiens africains d’inculturer les dogmes en Afrique, provoque cependant des questions et suscite des réserves quant à sa loyauté et sa fidélité par rapport à nos aînés les théologiens africains de l’inculturation.
Loin de moi l’idée de réduire toute cette démarche épistémologique vraiment louable à un procès purement moral. Il s’agit, en revanche pour moi, de déceler des questions de méthodes et des contenus qui susciteront, j’en suis convaincu, la réaction des théologiens africains spécialistes en théologie fondamentale, en anthropologie théologique et en triadologie.
1. D’abord la méthode. Elle me semble inadéquate dans son utilisation parce qu’elle ne soumet pas la pensée de Jüngel, prise comme paradigme pour la théologie africaine vraiment chrétienne, aux trois phases d’acribie faite à la théologie africaine : contextualisation, décontextualisation et reconcontextualisation. Il y a donc, à mon avis, une patente asymétrie méthodologique qui ne peut aboutir qu’à des résultats biaisés.
2. Les sources. Le P. Bede Ukwuije ignore totalement la centralité de la théologie trinitaire dans Charles Nyamiti, même si ce dernier n’interprète pas le fait révélé, le dogme et l’événement de la Croix en prenant sa méthodologie et son paradigme épistémologique. L’importance de la centralité du mystère de la Trinité dans la théologie africaine de l’inculturation est-elle que Charles Nyamiti réitère, sans se fatiguer, la critique de manque de fondement trinitaire à la christologie proto-ancestrologique du congolais Bénézet Bujo[3].
Qui plus est, il existe une thèse doctorale publiée par l'Université de Helsinki en 1997, en anglais, à cet effet que Bede Ukwuije ne cite nulle part. La thèse est de Mika Vähäkangas qui étudie la méthode et le contenu des travaux de Nyamiti[4]. En plus, étant donné que notre théologien est d’origine anglophone, il ne pouvait ignorer, me semble-t-il, que Ch. Nyamiti a écrit, au moins, tout un essai de théologie trinitaire en perspective ancestrologique[5].
Quant à Bénézet Bujo, j'ai aussi vérifié son ouvrage, La théologie africaine dans son contexte social[6] que Bede Ukwuije utilise dans sa version originale : en langue allemande. Ici également j'ai constaté que notre auteur a fait un choix éclectique de sa source en ignorant totalement que la théologie trinitaire y est abordée (ex. éd. ital. pp. 130-131.144-145). C’est peu dira-t-on, mais il y a présence réelle du thème dans le cadre de la théologie de l’inculturation. Le même thème de la Trinité revient dans la méditation que B. Bujo fait sur le Notre Père[7]; un livre dont le contenu cible très bien l’objet de la thèse de B. Ukwuije : la paternité de Dieu, dans le christianisme, est conditionnée de part en part par son auto-identification avec l’humanité du Crucifié.
Dans la critique adressée à O. Bimwenyi, le P. Bede Ukwuije ignore un fait plus que fondamental dans l'herméneutique africaine de la Révélation: l'Africanité comme pôle constitutif de la Révélation chrétienne (Cf. Discours théologique africain, p. 385)! L’option de Bimwenyi signifie que l'Africain ne doit pas se faire obligatoirement disciple d’E. Jüngel, de son épistémologie et de sa dogmatique pour que sa théologie soit vraiment chrétienne. La théologie africaine ne sera vraiment chrétienne que par la libre volonté de Dieu qui s’est donné et se donne, toujours et en tout moment, dans une relation théandrique soit bipolaire : Dieu est relatif à l’Africain, vice versa. Dit d’une autre manière encore, l’herméneutique du mystère de l’Incarnation faite par E. Jüngel n’est pas universellement normative et absolument contraignante. Elle n’est pas la norma normans. C’est dire que l’unicité absolue de l’événementiel pascal n’implique pas de monolithisme herméneutique en occurrence jüngelien ; elle n’implique pas non plus un monolithisme dans l’ordre de l’expérience ou du vécu de la foi.
Au contraire, l’incommensurable richesse du « Dieu est Amour » qui se donne dans et à travers tout l’événement Jésus, submergé dans la puissance de l’Esprit-Saint, est la raison ultime de la réalité qui fait que l'Afrique invente ses propres chemins herméneutiques et partant des ressorts épistémologiques issus de sa culture ; une culture voulue, créée et aimée hier et aujourd'hui par le Dieu un et trine. La facticité créaturelle de la culture africaine est nécessairement/essentiellement trinitaire, selon la foi chrétienne. Je le réitère. L’unicité du Ressuscité en appelle, intrinsèquement et par la libre volonté de Dieu un et trine, à une pluralité d’expériences, de témoins et d’herméneutiques dogmatiques.
En plus, il ne me semble pas très correct de projeter nos questions actuelles dans les problématiques de la théologie des années 1980. Il était impossible, vu l'état de la théologie fondamentale de l’époque où Bimwenyi écrivait sa thèse, de mettre la Trinité au centre de son ouvrage. Ce n'était même pas l'objet de son entreprise qui correspondait aux recherches des "fondements" épistémologiques tels que conçus en cette époque-là. Le passage des « fondements » à « l’Origine fontale » comme objet de la théologie fondamentale se fait maintenant[8]. En d’autres mots, ce que B. Ukwuije reproche à O. Bimwenyi est, à en croire Gonzalo Tejerina Arias, la caractéristique générale de la théologie fondamentale des années 1980. Ce n’est donc pas un manque spécifique et à la théologie africaine de l’inculturation et à celle de Bimwenyi.
Il est vrai qu’en se situant des années plus tard (fin des années 1990 début 2000), en partant des problèmes qui ont surgi après l’ecclésiologie de Vatican II et plus spécifiquement la christologie pro-existentielle développée tout de suite après ce Concile ; et vu l’importance de la figure de Bimwenyi dans théologie africaine, l’on s’attendrait à un discours théologique qui puisse aborder non seulement le problème des fondements (article indéfini !), mais celui du Fondement ou de l’unique Origine qui conditionne de part en part tout discours théologique : la Trinité. L’analyse de son Discours Théologique, et en cela Bede Ukwuije a raison, montre clairement que Bimwenyi n’y a pas élaboré une théologie trinitaire explicite qui serait le fondement des divers fondements du discours théologique africain de l’inculturation.
Je le réitère. La raison de ce manque est connue : l’objectif précis d’O. Bimwenyi n’était pas celui de nous offrir un traité particulier de théologie africaine. Cependant dans sa thèse, devenue un des livres les plus importants de la théologie africaine du XXe siècle, l’on rencontrera des indications concrètes qui peuvent conduire à une élaboration d’une triadologie africaine chrétienne. De fait, Bimwenyi nous offre des sources pour une telle entreprise, même s’il n’en a pas une intention directe[9]. Sur le plan proprement méthodologique, il sied de faire remarquer que le chemin qui permet de rencontrer en Bimwenyi l’assomption de l’analogie familiale africaine dans la Trinité est déductif. C’est en partant du principe basilaire de son livre sur le caractère constitutif des deux pôles « Dieu et être humain/Africain » ou de la théandricité[10] et son insistance sur la pertinence, crédibilité/validité de l’anthropologie africaine[11] que l’on est conduit à l’applicabilité des concepts familiaux africains à Dieu (Père – Fils - Force vitale). Bimwenyi le fera, le 25 mai 1986, en la fête de la S. Trinité, dans un petit écrit qui aborde directement la question de l’inculturation de la Trinité[12].
Notre auteur reproche à Fabien Eboussi Boulaga[13] le fait de confiner l’herméneutique des dogmes chrétiens dans l’horizon des conditions socio-historiques de leur production. L’apophatisme qui est l’horizon final de la théologie d’Eboussi Boulaga est interprété exclusivement dans le cadre des catégories transcendantales d’Emmanuel Kant. Comme conséquence, affirme Bede Ukwuije, Eboussi Boulaga aboutit à une théologie négative incapable de la nomination chrétienne de Dieu dans et par son incarnation en Jésus-Christ[14]. Donc, pour notre auteur, la pensée d’Eboussi Boulaga se renferme dans les catégories transcendantales de Kant qui phagocytent, à leur tour, la Transcendance de Dieu. C’est une vision qui en appelle à des réserves. En effet, il existe bien un apophatisme positif et un apophatisme négatif. Il est vraiment difficile de ne réduire simplement toute la pensée du célèbre théologien camerounais, qu’à un apophatisme négatif. A mes yeux, Bede Ukwuije ne tient pas assez compte de la théologie de l’histoire de Dieu comme condition limite et donc apophatique qui nous abouche, suite à l’immanence de Dieu dans ce temps chronologique, au Dieu Transcendant. De fait, aucune histoire humaine, en Eboussi Boulaga, ne résorbe Dieu qui s’y donne. Qui plus est, il nous faut distinguer chez lui « dogmes » et « contenu théologal de la révélation », vice versa. S’attaquant aux premiers quand ces derniers sont transformés en une imposition sans raison (les dogmes deviennent des fétiches), il ne nie pourtant pas Dieu comme vie exubérante et sans fin, mieux la Transcendance absolue et donc apophatique.
Un autre manque à relever dans le livre du P. Bede Ukwuije tient au fait qu’il n’aie pas lu nos biblistes africains pour découvrir dans leurs différentes études qu’il existe, positivement et de fait, une énorme littérature exégétique africaine qui fonde les liens qui existent entre la nomination de Dieu dans la Bible et l’identité africaine telle que perçue par les Ecritures Saintes. Il existe même des thèses de doctorat réalisées par des Africains qui abordent directement la question de l’Incarnation du Fils de Dieu (ex. D. Atal[15] et K.P.M. Kuzenzama[16]), même si leurs interprétations de ce mystère ne se font pas à la manière d’E. Jüngel.
La théologie africaine de l’inculturation a un support scientifique biblique qui n’escamote nullement la centralité du mystère pascal et le déploiement historique des missions divines. Ceci est d’autant plus évident qu’il y a même dans l’épiscopat catholique africain des Évêques biblistes, de très grande notoriété internationale, (p.ex. L. Monsengwo, R. Sarah, etc.) qui ont promu et promeuvent, sur des bases rigoureusement scientifiques, la théologie africaine de l’inculturation. L’apport des nos exégètes dans la théologie africaine de l’inculturation est plausible dans la mobilisation des leurs travaux comme le fondement exégétique des documents consacrés par les Synodes des Évêques catholiques romains aux Églises d’Afrique[17].
3. Herméneutique de l’Incarnation. C’est un des points les plus paradoxaux de ce livre, pourtant très intelligemment construit. Il ne voit pas que la théologie africaine de l’inculturation est universellement connue/reconnue par la centralité de son axiome qui a pour principe dogmatique le mystère de l’incarnation interprétée, dans le cadre général, des missions divines[18]. Son argument dogmatique central se puise dans cette analogie de proportion directe : de même que le Fils de Dieu s’est révélé à nous par son assomption de la chair humaine (en kénose), ainsi doit se réaliser tout le processus de l’évangélisation inculturée[19]. Malheureusement, le P. B. Ukwuije ignore totalement ce principe vivificateur et vital de l’épistémologie de la théologie africaine de l’inculturation basée sur les missions divines dans leur déploiement total depuis la création jusqu’à la Parousie. L’herméneutique que Bede Ukwuije mobilise fait simplement du mystère de l’incarnation une auto-identification de Dieu avec le Crucifié. Cette herméneutique ne tient absolument pas compte de cette facticité non seulement axiomatique (=principe épistémologique), mais également axiologique (= principe d’agir moral) de la théologie africaine de l’inculturation.
Qui plus est son herméneutique de l'Incarnation est, à mon sens, purement et simplement unidirectionnelle. Seul le Christ entendu comme auto-identification de Dieu avec l'homme Jésus dans sa Pâques, éclaire la situation humaine en général et, par une simple voie de conséquence, l’africanité avec sa conscience raciale cristallisée dans la négritude. Une seule, mais triple, question est à poser à notre auteur : où se trouve dans ce cas, l’herméneutique patristique de l’Incarnation comme merveilleux échange [mirabile commercium] entre l'Afrique et Jésus dans son mystère pascal et dans la post-existence terrestre de ce même Jésus-Christ ? Dans ce merveilleux échange, structurel à la compréhension catholique de l’Incarnation, l’Africanité comme demeure et miroir de la Trinité (domus et speculum Trinitatis), reflète-t-elle personnellement, de façon vitale, son Créateur, son Justificateur et son Sanctificateur ? Comment recevoir, en contexte africain, l’interprétation devenue un consensus largement défendu par les théologiens de notre temps, en partant de Lc 24, 13-35, selon laquelle « Jésus-Christ, le Ressuscité, en tant que Parole de Dieu, est l’unique Interprète autorisé des chemins culturels tracés par les ancêtres de chaque peuple » ?[20]
Comme on le voit, la thèse de Bede Ukwuije selon laquelle dans la théologie africaine de l’inculturation la justification n’est pas centrée sur le mystère de la Pâques de Jésus comme auto-identification du Dieu Trinité, n’est que très difficilement soutenable. Elle ne le sera pas si l’on tient compte de la réception que le premier Synode dit Africain avait faite du processus théologique africain de l’inculturation[21].
4. Quelques concepts-clés. A mon avis, l’idée-force ''d'auto-identification'' de Dieu avec Jésus dans sa Pâques est flou et, elle peut même être problématique. D’abord, parce qu’identification et identité ne sont pas deux concepts interchangeables. Dans le mystère de la mort et de la résurrection, Dieu ne fait pas que s’identifier sans plus avec Jésus ou s’auto-identifier par ce dernier. Jésus ressuscité n’est pas seulement un moyen, noble ou divinisé soit-il, pour nous faire connaître Dieu. En effet, il y a une réalité théologale exprimée par un filet sémantique très puissant et inexpugnable dans le concept de "Dieu" qui est l’identité de Jésus-Christ, en tant que ce dernier est différentiellement l’unique Verbe-Fils de Dieu. C’est à partir de l’histoire intégrale de Jésus dont le sommet est le mystère de sa Pâques, au-delà de la conscience que l’être humain a du contenu positif de la révélation, que l’humanité toute entière, sans exclusion aucune, participe réellement à la vie même de la personne du Fils de Dieu, dans sa kénose et par sa médiation, dans l’Esprit-Saint donné en arrhes, et de ce fait aussi directement à la vie du Père. Dieu (Père), nous est donné par Dieu (Fils) et en Dieu (Esprit-Saint).
L’automédiation de Dieu par Dieu et l’inhabitation de ce même Dieu en nous garantissent l’universalité de la présence de la Trinité qui, pour le Verbe-Fils change radicalement par sa mission historique qu’il vit de manière absolument différente et inouïe (pour Dieu) dès sa conception historique. La Pâques nous fait connaître l’Incarnation, mais ne la fonde pas. Ceci fait que l’événement de l’incarnation ne résolve pas seulement dans la Pâques de Jésus. S’il était ainsi, Jésus ne serait devenu Fils de Dieu qu’à sa mort. Ce qui n’est pas soutenable du point de vue de la foi christologique parce que cette théorie implique deux hypostases en Jésus.
La réalité Dieu ne se dissolvant pas dans le Crucifié, elle laisse intact la possibilité vigoureusement réelle et efficace d’être atteint, par des moyens que seul Dieu connaît, mais en lien toujours étroit avec l’Esprit du Christ[22]. C’est dans ce cadre que l’on comprend qu’il n’y a pas d’histoire humaine sans proexistence de la Trinité et de ce fait de rapport entre la Trinité ad extra et la Trinité ad intra[23]. Tout ce mystère se réalise bien au-delà du vouloir cognitif de tout être humain et de chaque société[24].
L’explication de l’auto-identification[25] de Dieu avec Jésus de Nazareth, crucifié, comme événement historique, en partant des concepts patristiques enhypostasie et anhypostasie n’est pas non plus exempte d’un questionnement qui en appelle à un affinement conceptuel. Ici, je recours à une citation directe pour expliquer le problème technique. Notre auteur écrit ce qui suit : « Comme ces mots l’indique, leur base vient de la conception d’hypostase comme existence autonome. Chez les Pères, anhypostasie dit la conviction que la nature humaine personnelle de Jésus n’avait pas de subsistance propre, mais qu’elle est unie dans l’incarnation. D’un autre côté, enhypostasie indique la personne humaine de Jésus est devenue hypostatique dans la personne du Logos qui inclut en lui-même tous les attributs de la parfaite humanité » (p. 281).
Le flou terminologique et les problèmes conceptuels se condensent ici, de manière obvie dans les contenus dogmatiques trouvés respectivement dans les mots anhypostasie et enhypostasie. Notez les difficultés ci-après : « anhypostasie = la nature humaine personnelle de Jésus n’avait pas de subsistance (=personne humaine) propre » ; « …enhypostasie = la personne humaine de Jésus est devenue hypostatique (=personne !) dans la personne du Logos… »
Par rapport à l’explication que le prof. Bede Ukwuije donne au concept anhypostasie la question qui se pose est celle-ci : Comment une nature humaine personnelle de Jésus peut-elle être sans subsistance (personne) ? A quel contenu dogmatique se réfèrent respectivement « personnel [humain/divin ?] » et « personne [divine/humaine] » ? Cette question ne nous révèle tout son poids qu’en la mettant en rapport avec les suivantes, comme nous le verrons.
N’aurait-il pas été plus facile et rigoureux de recourir au concept dogmatique classique de « nature humaine spécifique » qui traduit la « consubstantialité spécifique (pas numérique) » qui existe entre Jésus et nous ses frères/sœurs, dans son humanité munie d’une personnalité (psychologie) humaine propre, cependant privée d’une « personne/hypostase » humaine ?
En ce qui concerne l’explication du concept technique d’enhypostasie, l’on doit se demander, en n’oubliant pas ce qui vient d’être dit avant, comment « la personne humaine de Jésus pouvait-elle devenir encore hypostatique » ? Toute personne humaine n’est elle pas une hypostase anthropologique ? L’explication donnée par notre auteur, à cause de l’ambiguïté conceptuelle entre personne, hypostase et personnalité (lire, pp. 282-283), au sens dogmatique, conduit à cette autre question : Est-ce qu’il y a encore une unicité du sujet entre Jésus, notre Seigneur qui justifie et le Verbe-Fils de Dieu comme le soutiennent le concile Chalcédoine et sa postérité ?
En passant, il est aussi à retenir que la question relative à l’histoire de Dieu (p.284) est à approfondir en montrant que celle-ci ne commence pas et ne coïncide pas strictement avec l’histoire de l’homme Jésus. L’Esprit-Saint n’est pas constitué Amour après la résurrection de Jésus. En effet, la Trinité ad intra est la vérité nécessaire de toute affirmation portant sur la Trinité économique. Puis, Dieu n’est pas seulement différent du monde par l’Esprit-Saint (pp.284-285s). Il l’est souverainement et par toute la Trinité et par chacune des hypostases divines. Il est aussi à souligner en passant que « Dieu entant que tel » n’a pas d’origine (cf. p.287). Et surtout, il n’y a pas d’« ‘‘accord’’ entre la Trinité immanente et la Trinité économique (p.286) ». Ce qui existe c’est une identité différentielle et, donc, une correspondance mutuelle entre la Trinité ad extra et la Trinité ad intra !
5. Dieu est relation et histoire. La conclusion à laquelle aboutit B. Ukwuije dans sa nomination de Dieu comme étant essentiellement ‘‘Relation et Histoire’’ n’est pas absolument nouvelle dans l’histoire de la théologie africaine. Déjà Placide Tempels l’avait dit, en contexte strictement intratrinitaire, en 1962, dans son livre Notre Rencontre[26]. D’ailleurs, Tempels a opéré avec 4 paradigmes trinitaires dans son oeuvre! Il l’avait fait en partant de la théologie de la révélation du Christ comme Lumière et en se situant totalement dans la théologie de la grâce![27] Le thème de "Dieu comme Relation et Histoire" est une constance héritée de Tempels qui se retrouve dans la théologie africaine de l'inculturation[28] et qui a été assumée par les documents des Synodes dits Africains[29].
Dans le domaine purement anthropologique, les thèses défendues par nos littéraires (Chinua Achebe et Wole Soyinka), pouvaient aussi être appuyées par les recherches en anthropologie Yorouba du remarquable philosophe béninois, le prof. Prosper Issiaka Lalêyé[30].
6. Omission de la bibliographie trinitaire africaine. Un dernier regret que j’exprime en relation avec le livre du théologien B. Ukwuije tient au fait que ce dernier n’aie pas incorporé, au moins dans sa bibliographie finale, l’abondante littérature technique strictement trinitaire qui a été réalisée en Afrique ou par des Africains au cours du XXe et au début du XXIe siècle. Comme je le disais à l’auteur lui-même, étant donné que je prépare un article, en espagnol, pour la revue spécialisée de théologie trinitaire (Estudios Trinitarios), je laisse de côté d’autres suggestions et la prise en compte de la pneumatologie dans la théologie africaine de l’inculturation[31]. Je le ferais en tenant compte des sources que l’auteur n’utilise pas[32].
En guise de conclusion, je reprends ici la réponse que le Père Bede Ukwuije avait donnée à ma lecture de son ouvrage : « Bede Ukwuije a écrit : Re: Trinité et inculturation. Date: Mardi 19 Mai 2009, 22h59. Cher Flavien, je suis touché de voir que vous avez consacré du temps à la lecture de mon livre. Merci aussi d’avoir eu le souci de me communiquer vos réactions surtout les critiques que je trouve constructives. Je vais prendre du temps pour m’ouvrir aux propositions de lecture que vous faites. Nous resterons en contact pour une collaboration ultérieure. Bon courage à vous. Bede Ukwuije ».
Flavien Muzumanga Ma-Mumbimbi
Centre d’Études Africaines de la Trinité
[1] Paris, Desclée de Brouwer, 2008, pp. 503. Le texte que je présente ici reprend substantiellement le contenu du courriel que j’avais écrit, le 18 mai 2009, au théologien nigérian, le P. spiritain, Bede Ukwuije. Les corrections et accommodations apportées au texte original sont surtout relatives au destinataire : le passage se fait entre le destinataire individuellement ciblé (l’auteur du livre) et des lecteurs de la Revue Africaine des Sciences de la Mission.
[2] Cf. MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., Trinité et Marie. Quelques questions d'actualité: Marianum LXIX, 171-172 (2007), pp. 239-283 [il y a deux erreurs de terminologie introduites par la revue à la p. 272 : dernier paragraphe, procession= antécédence ; ID., Trinidad y África Negra: Estudios Trinitario 36, 1 (2002), pp. 3-67; ID., La Santisima Trinidad y el matrimonio Afro-Cristiano, Salamanca, 2004.
[3] Par ex. dans NYAMITI, Ch., Cristologías africanas actuales, dans Misiones extranjeras 161, 19 (1997), p. 475-498, p. 493.
[4] VÄHÄKANGAS, M., Genuinely Catholic, Authentically African ? The Encounter between Neo-Thomism and African Thinking in Charles Nyamiti’s Theological Methodology, Helsinki, Univ. of Helsinki, theological Faculty, 1997. Trinité, pp. 160-194; aussi VÄHÄKANGAS, M., African Approaches to the Trinity, dans Africa Theological Journal 23, 2 (2000), p. 33-50.
[5] The Trinity fron an African Ancestral Perspective: Africain Christian Studies 12, 4 (1996), pp. 38-74.
[6] trad. italienne, Brescia, Queriniana, 1988.
[7] BUJO, B., Le Notre Père son impact sur la vie quotidienne. Méditation d’un théologien africain, Kinshasa, St Paul, 2000, pour la centralité de Jésus (p.ex. p. 17) et pour la Trinité, p.ex. p. 20.
[8] Voir à cet effet, TEJERINA ARIAS, G., Del fundamento al origen. La Trinidad en el desarrollo de la Teologia Fundamental: Estudios Trinitarios 41, 2 (2007), pp. 239-263.
[9] Ibid., surtout le chap. III (lire de la p. 516 à la page 561). On y dégage facilement la structure trinitaire qui va de l’Antériorité du Verbe de Dieu - au Fils-créé et le Père créateur (boucle familial) au Vent-qui-emplit-les-montagnes. Le chapitre 1er (paragraphe 2, 1 : « La Pentecôte des Nations », p. 54-63) a des fondements bibliques et patristiques de la légitimité de l’altérité culturelle qui mettent l’accent sur l’action de la troisième personne de la Trinité.
[10] Ibid., p. 393-410.
[11] Ibid., p. 385. Je le réitère, voir le titre : « Africanité, pôle constitutif de la révélation ».
[12] BIMWENYI-KWESHI, O., Congrégation de la Sainte Trinité et exigence d’inculturation, dans Vie monastique et inculturation à la lumière des traditions et situations africaines. Actes du Colloque International Kinshasa, 19-25 février 1989, Kinshasa, Archidiocèse de Kinshasa et Aide Inter-monastères, 1989, p. 155-174.
[13] Ce paragraphe ne se trouve pas dans l’email que j’avais envoyé à l’auteur.
[14] Cf. UKWUIJE, B., Trinité, p. 9.187-201.
[15] Structure et Signification des cinq premiers versets de l’Hymne johannique au Logos, B. Nauwelaerts, Paris, 1970.
[16] Le titre Johannique du Fils de Dieu. Essai lexicologique, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1990. En dogmatique, on lira KISIMBA Nyembo, P., La parole de Dieu comme manifestation personnelle de Dieu dans les sacrements selon Martin Luther (1483-1546), Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa, Kinshasa, 1988.
[17] Comparez p.ex. Christianisme et identité africaine. Point de vue exégétique, Kinshasa, Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa, 1980 ; Les Actes des Apôtres et les jeunes Églises. Actes du Deuxième Congrès des Biblistes Africains. Ibadan : 31 juillet – 3 août 1984, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1990 et les fondements bibliques du Message du Synode Africain et d’Ecclesia in Africa.
[18] JEAN PAUL II, Ecclesia in Africa, Rome, LEV, 2000, nº60.
[19] JEAN PAUL II, Ecclesia in Africa, nº60-62.
[20] C’est l’enseignement du Message du Synode Africain (1994), nº1.24.
[21] Cf. détails dans MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., La doctrine du salut au Synode Africain. Sotériologie du Message du Synode et d’Ecclesia in Africa : RASM 13 (2000), p. 25-58.
[22] Conc. VATICAN II, Gaudium et spes, nº22, § 5 ; JEAN PAUL II, Redemptoris missio, nº20.
[23] La question dogmatique de fond que cette affirmation implique est relative aux dogmes du péché originel et par conséquent à celui de l’Immaculée Conception. Pour un essai africain, MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., L’Immaculée Conception et son inculturation en Afrique : Ephemerides Mariologicae 54 (2004), pp. 489-500.
[24] GEFFRÉ, C., Verso una nuova teologia delle religioni: Prospettive teologiche per il XXI secolo, Brescia, Queriniana, 2003, pp. 353-357, p. 363; ID., Chances et risques du dialogue interreligieux: RASM 16 (2002), pp. 42-68.
[25] Dans le courriel que j’avais écrit au P. B. Ukwuije j’affirme, à ce niveau, ce qui suit : « Beaucoup d’autres choses peuvent être dites, mais je saute en [vous] revoyant à certaines de mes études. Cf. F. MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, Trinité et eschatologie solidaire africaine: De Trinitatis Mysterio et Maria, Pontificia Academia Mariana Internationalis, Città del Vaticano, 2006, pp. 45-138; ID. (éd.), Trinité. Marie, Mère de Dieu; Église-Famille de Dieu et Enfants des Rues, Rome, Brain Edition, 2003; ID., Fondement trinitaire des apparitions de la Mère de Dieu. Etude systématique à partir de l'anthropologie africaine : Ephemerides Mariologicae 53 (2003), p. 241-282) ».
[26] Léopoldville, Centre d’Études Pastorales, 1962, p. 19.202-204.
[27] Cf. MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., Trinidad y Misión. Intentos de inculturación realizados por Plácido Tempels, OFM (1906-1977): Estudios Trinitarios 42, 1 (2008), pp.77-121, ici, pp. 119-121.
[28] Voir. NGINDU MUSHETE, La figure de Jésus dans la théologie africaine: Concilium 24 (1988), pp. 91-99, surtout p. 95-97.
[29] Cf. p.ex. les LINEAMENTA de 2006, nº 51; aussi détails fournis dans MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., La doctrine du salut au Synode Africain. Sotériologie du Message du Synode et d’Ecclesia in Africa:Revue Africaine des Sciences de la Mission (RASM)13 (2000), p. 25-58.
[30] La conception de la personne dans la pensée traditionnelle Yoruba, ‘‘approche phénoménologique’’, Berne, H. Lang et Cie, 1970 ; ID., Pour une anthropologie repensée. Ori l’oni-She (0I) ou la personne comme histoire. Approche phénoménologique des cheminements de la liberté dans la pensée Yoruba, Paris, La Pensée Universelle, 1977.
[31] Cf. Le titre de l’étude est, en français, le suivant : Justification dans et par l’Esprit Saint. Débats africains chrétiens actuels.
[32] La suite de mon courriel adressée à l’A. donnait cette bibliographie à titre d’exemple : « MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., Trinité et Prophétisme Africain. Cas du Kimbanguisme: La Théologie au service de la société. In Memoriam Prof. René de Haes, s.j., Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 2007, p. 411-440; ID., Promotion de la sainteté et développement de l’Afrique: RASM 22-23, 2007, p.257-281; ID., L’Inculturation de la Trinité dans le Catéchisme Kikongo de 1624: RASM 20-21 (2005), p. 139-168; ID., Persona/relationalità: Dizionario Mariologico, San Pablo, Ciniselo Balsamo (Milano), 2009, p. 778-788. J’espère que pour vos prochaines publications vous tiendrez aussi compte des travaux de John Egbulefu, dont l’un deux met un lien entre Trinité et Incarnation dans le sein de la Vierge, dans le contexte du Nigeria. Cf. De Trinitatis Mysterio et Maria, Pontificia Academia Mariana Internationalis, Città del Vaticano, 2006, pp. 185-318!! [voyez aussi la suite écrite par ses étudiants ] ». Et je termine ma note en lui disant « A très bientôt et courage dans votre ministère qui s’annonce très bénéfique pour l’Afrique! ».

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