mercredi 10 juin 2009

La Trinité et la traduction du Signe de la Croix au Congo Belge (1957)

La Trinité et la traduction du Signe de la Croix au Congo Belge (1957)
F. Muzumanga Ma-Mumbimbi

Des récentes publications en théologie africaine mettent l’accent sur la mission et la nouvelle évangélisation, en profondeur, de l’Afrique Noire. C’est dans ce cadre que l’on tente une reprise des travaux réalisés par les missionnaires occidentaux en Afrique. Au cœur de ces travaux se situe celui de la traduction des concepts chrétiens, de la pertinence de saisie exacte de la doctrine chrétienne et enfin de l’adéquation de ses significations dans notre contexte culturel.
Le problème que j’aborde ici est relatif à la conscience que les missionnaires avaient de leur responsabilité théologique dans leur entreprise de traducteurs. Pour évaluer cette entreprise de nos aînés, il n’est pas mieux que de voir comment ils avaient traduit le ‘‘Signe de la Croix’’, une des réalités les plus ‘‘rudimentaires’’ de la foi chrétienne. Au Congo, nous avons la chance de trouver les traces de cette problématique qui semble banale. En effet, la Revue du Clergé Africain (RCA) nous livre un petit document de consultation publié en 1957 qui en parle. On le fait en relation directe avec la traduction du catéchisme[1]. Ce document parle d’un missionnaire qui voulait traduire le signe de la croix en une langue africaine. Malheureusement, sa traduction littérale était incompréhensible pour son auditoire africain. C’est pour cette raison qu’il va recourir aux spécialistes de la RCA pour qu’ils l’aident à trouver une solution à ce problème qui implique d’autres concepts chrétiens.
Même si le texte est anonyme, il est d’une très grande importance dans la mesure où il nous permet de saisir la méthode que certains missionnaires suivaient dans la fixation de la terminologie afro-chrétienne. Cette question est d’une très grande actualité dans nos Églises qui cherchent à inculturer les dogmes en Afrique (Cf. L. Santedi Kinkupu). C’est pour ce motif qu’il n’est pas mieux que de laisser la parole au texte lui-même.
‘‘Missionnaire dans un secteur non encore évangélisé, j’ai à débrouiller une langue qui n’a jamais été étudiée. J’ébauche la traduction du catéchisme et de l’évangile mais il me faut d’abord fixer le texte de prières usuelles. Or je suis arrêté à chaque pas et, dès le début, par le signe de la croix. Si je traduis littéralement : ‘‘au nom du Père’’, ma phrase devient un charabia incompréhensible : cette locution n’évoque absolument rien à l’esprit de nos gens. Il me faut chercher autre chose. Mais il me faudrait d’abord connaître le sens exact du verset de Mt XXVIII, 19[2] d’où est tiré évidemment le texte du signe de la croix. Les rares commentaires de l’évangile que j’ai sous la main ne m’ont rien appris là-dessus. On me dit que le P. Prat a une étude sur ce sujet[3]. L’in nomine Patris signifierait non pas ‘‘par l’autorité du Père’’ mais ‘‘pour vous consacrer au Père’’. Cependant on ne peut me l’affirmer avec exactitude. Et je n’ai pas le Jésus-Christ de Prat. Auriez-vous la bonté d’éclairer ma lanterne ? …Autre point difficile. Faut-il garder tels quels les mots mystères, sacrements, vertus… ou essayer de trouver des équivalents en langue indigène ?’’[4]
Sans entrer dans l’analyse du texte, l’on notera les éléments suivants : la traduction des prières usuelles est le lieu de création des concepts qui servent tant dans la traduction de la Bible que du catéchisme. Puis, la traduction aussi simple semble-t-elle en appelle et au fondement biblique du texte à traduire et au sens exact de la péricope biblique évoquée ; la prise en compte de l’auditeur et donc l’intelligibilité du texte traduit. Au fond, l’ultime traducteur (herméneute) des concepts chrétiens c’est la communauté de chrétiens.
Comme il est à remarquer, les paroles de ce missionnaire anonyme, dans leur simplicité, nous renvoient au cœur même du problème de traduction comme herméneutique. Toute traduction se fait dans un contexte et pour ce contexte précis. Le contexte de traduction détermine d’une certaine manière le sens de la traduction. Et pourtant, cette relation focalisée essentiellement sur la compréhension du message traduit ne peut trahir le sens originel du texte traduit ou à traduire. Ceci implique que le texte à traduire détermine également le contexte de sa traduction. Nous sommes là devant un cercle herméneutique qui doit absolument tenir compte du fait que les données révélées nous parviennent, nécessairement, comme des réalités interprétées.
Ceci se remarque dans cette lettre de consultation dans la mesure où la traduction missionnaire déterminée par sa précompréhension occidentale s’affronte à un système de compréhension qui ne laisse pas passer le sens ainsi obtenu ailleurs. Le contexte actuel du missionnaire ne digérant pas sa construction sémantique par son organisation des filets sémantiques en langue africaine aboutissent à un non sens. C’est l’installation du sens dans le charabia. Non seulement que deux langues et leur système de pensées s’affrontent ici, mais également, il y a une urgente nécessité d’une négociation sémantique afin que les deux langages se mettent face à face. Le langage du missionnaire et celui de son contexte d’évangélisation.
La méthode utilisée par ce missionnaire anonyme nous pousse plus loin. Pour reprendre par une symbolique géométrique, elle nous fait passer du cercle herméneutique à un triangle herméneutique[5] au cœur même du texte à traduire : la prière usuelle, le catéchisme et l’Evangile. Les problèmes de la traduction qui ont leur racine dans les prières usuelles ne peut trouver leur solution que dans les Ecritures. Mais, le sens des données bibliques n’est pas univoque. D’après la Bible, quel serait donc le sens exact du signe de la croix ? Signifie-t-il « se référer ou se soumettre à l’autorité des personnes divines » ou « consacrer et se consacrer aux personnes divines » ? La traduction du catéchisme dépend d’une meilleure compréhension de la Bible et du sens des prières chrétiennes. Ceci est tel parce que le catéchisme commente, dans sa plus grande articulation, le Credo dont les fondements sont bibliques et doxologiques.
Le triangle herméneutique relatif aux textes conduit à un autre : l’interprète c.à.d. la communauté chrétienne, l’Ecriture Sainte, la Tradition et le Magistère qui dans notre cas sont représentés par le catéchisme et les prières usuelles. Le résultat est triple, sur le plan de la figuration géométrique : - deux triangles dans un même et unique cercle ; - soit une étoile dans un seul et même cercle ; - soit encore, enfin, un cercle qui enferme un carré dont les angles sont occupés par le contexte, les co-textes (prières usuelles et catéchisme), le texte (Ecriture) et l’interprète (communauté chrétienne et en son sein le traducteur). Comme on le remarque, tout conduit à une pluralité d’expressions du même et unique sens. Une bonne traduction conduit nécessairement à une pluralité de choix sémantiques à faire. C’est ce qui va se dégager clairement dans la réponse que la RCA donne au missionnaire anonyme.
La réponse de la RCA s’articule autour des deux grandes questions posées par le missionnaire que nous ne connaissons que par la lettre « M. ». Dans un premier moment la réponse concerne la traduction et l’interprétation de Mt 28,19. Dans un second temps, elle vise la traduction des concepts chrétiens en langues africaines. A la question concernant la traduction du verset biblique qui inspire le signe de la croix, la Revue répond en suivant deux sections dont voici la première :
Il n’est pas facile de vous donner une traduction sûre de l’in nomine Patris dans Mt XXVIII car les avis des exégètes et des théologiens sont partagés à ce sujet. Si l’on considère le texte grec original (eis onoma) – l’accusatif avec mouvement – le sens de la formule semble être : en leur donnant une ablution d’eau pour les consacrer à la Très Sainte Trinité, pour les faire entrer en communion avec elle. Mais il se peut fort bien que, dans le grec non classique de l’évangile, les mots eis to onoma soient l’équivalent de en onomati (sans mouvement) et signifient plutôt : en les lavant par l’autorité ou la vertu de la Très sainte Trinité. La traduction latine n’aide pas à résoudre la question car l’ablatif ‘‘in nomine’’ employé par la Vulgate peut être l’équivalent de ‘‘in nomen’’ étant donné que le latin employé n’est pas le latin classique. Quoiqu’il en soit, il est sûr que le baptême nous unit à la Trinité et qu’il ne peut nous y unir que s’il nous est administré par la vertu de l’autorité du Père, du Fils et du Saint-Esprit[6].
Cette réponse de la RCA est plus qu’importante. Elle montre que l’utilisation des textes originaux écrit en grec et ses premières traductions n’assurent pas le consensus dans la recherche de l’unicité du sens des Ecritures Saintes. Et pourtant, elle insiste également sur le fait que le sens du signe de la croix doit s’ancrer dans celui du sacrement du baptême. Ce sens est la consécration à la Trinité et la communion avec elle. Une autre traduction aussi pertinente de ce même verset de la Bible met l’accent sur l’autorité et la vertu de la Trinité comme cause du baptême des chrétiens. Les points d’insistance de ces traductions sont bien différents : le première insiste sur l’action des ministres du baptême comme ceux qui consacrent et facilitent la communion avec Dieu ; edeuxième insiste, en revanche, sur l’action de Dieu qui assure la réalisation des objectifs du baptême. C’est pour éviter une relation exclusive entre les deux points d’insistance que l’auteur de cette réponse dans la RCA affirme que dans le baptême l’action de l’être humain et celui de Dieu s’unissent, mais en respectant la hiérarchie des personnes qui agissent. La garantie suprême des effets du baptême c’est Dieu lui-même.
Mais, que valent ces affirmations en dehors du baptême et en contexte africain ? La position de la Revue est très remarquable. Elle nous l’offre dans la deuxième section de la première réponse que nous sommes en train d’analyser.
S’il ne s’agit que de l’usage des mots ‘‘au nom du Père, et du Fils et [du] Saint-Esprit’’ dans la formule du baptême, vous pourriez traduire par l’autorité et en union avec… mais cette traduction ne conviendra guère pour un signe de la croix qu’on fait avant une action quelconque, avant une prière… Dans ces cas le ‘‘au nom du… ne signifie point par l’autorité de. Il signifie ‘‘en communion avec’’ ou peut-être : ‘‘avec la protection’’, ‘‘en l’honneur de’’. Il faudrait chercher une formule indigène au sens pas trop précis auquel vous pourriez attribuer par vos explications tous les sens de l’expression ‘‘au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit’’. La solution la meilleure et la plus pratique à la difficulté ne serait-elle pas de vous informer comment on a procédé à la traduction du signe de la croix dans les dialectes africains de même type que celui que vous étudiez… et de vous inspirer de cet exemple même si la traduction ainsi obtenue n’est pas des plus parfaite ? [7]
Cet extrait affirme que le changement de contexte de la formule « au nom du Père, et du Fils et de l’Esprit-Saint » change également son sens. Le signe de la croix porte une signification solidement établie : la communion avec les trois personnes divines. Deux autres significations complètent la première : la protection que Dieu assure au chrétien ; l’honneur que l’être humain rend à Dieu. Ces trois significations ne parlent pas du mandat de Dieu, de son autorité qu’il octroie dans l’exercice du pouvoir sacramentel.
Mais ce qui est le plus parlant dans cette partie du texte ce sont ses deux indications pratiques en vue de la traduction. La première affirme que l’essentiel ne se trouve pas dans la recherche d’une formule africaine qui porterait le sens très exact et très précis que l’on rencontre dans le christianisme. Le plus important se trouve dans l’explication des sens nouveaux acquis par la nouvelle formule chrétienne. Le sens chrétiens dans les formules catholiques ne se trouvent pas directement dans l’assemblage des mots, mais par la stratification sémantique volontairement insufflé par le traducteur. C’est pour cette raison que la compréhension de ces nouveaux concepts exigent une introduction à la sémantique chrétienne. Ce qui dicte le sens des formules afro-chrétiennes ce ne sont pas les mots, leur articulation, mais la théologie. C’est cette dernière qui commande les actes purement grammaticaux. Selon ce texte, l’imprécision lexicologique/grammaticale peut être voulue. Intentionnellement pas très précise, la formule ainsi forgée le sera en vue de la polysémie chrétienne qu’elle est appelée à porter désormais.
La deuxième solution proposée par la Revue porte sur la méthode comparative comme le moyen le plus facile pour traduire. Autrement, il ne faut pas ignorer les traductions déjà existantes, même si celles-ci ne sont pas des plus parfaites. La Revue a raison. Nous sommes en 1957, trois ans seulement avant l’indépendance politique du Congo. En cette époque, il existait plusieurs catéchismes en langues africaines. Le missionnaire anonyme qui consulte la RCA pouvait se référer à ses travaux des pionniers pour faciliter l’évangélisation de sa contrée.
La deuxième réponse que la RCA donne à la lettre du missionnaire « M. » se rapporte aux transferts lexicologiques. Cette réponse est aussi éclairante pour notre situation actuelle, soit 52 ans après. Comme dans la première réponse, l’auteur de l’article réserve deux sections à sa deuxième réponse. Dans la première section, il traite et de l’état de la question et de sa position personnelle. Dans la deuxième section, il propose à son correspondant un livre et une recension utiles pour son travail de traducteur.
Quant à savoir s’il faut garder dans les catéchismes en langues indigènes les termes techniques latins (ou leurs transcriptions anglaises ou françaises) pour désigner certaines notions religieuses ou s’il faut, pour les exprimer, employer des mots existants déjà dans les langues du pays, les avis semblent partagés. Personnellement j’aimerais assez qu’on cherche un équivalent dans les langues indigènes. Malheureusement il arrive que l’équivalent choisi ne soit pas du tout en réalité l’équivalent du terme technique de la théologie et risque d’induire en erreur les fidèles soit à cause de sa signification même soit à cause du contexte psychologique dans lequel elle baigne[8].
Trois éléments structurent la pensée de l’auteur : - le manque de convergence ou la divergence factuelle entre les missionnaires ; le souhait (j’aimerais assez) de l’auteur, et son un engagement en vue de la recherche des concepts africains ; enfin, l’altération sémantique occasionnée par l’utilisation des concepts africains. L’important pour nous est de cerner la cause de l’altération des sens des concepts techniques chrétiens.
Deux raisons sont données : - l’inadéquation sémantique entre le concept africain et le concept technique chrétien (le traducteur se trompe dans le choix des termes) ; le contexte psychologique dans lequel baigne la signification du concept africain (le sens des mots africains et chrétiens sont identiques, mais les concepts africains évoquent des situations existentielles qui ne correspondent pas avec le vécu chrétien). En d’autres termes, les concepts africains peuvent être refusés par le catéchisme catholique non seulement parce qu’ils manqueraient de capacité de signifiance chrétienne, mais aussi à cause de l’imaginaire africain, de son contexte anthropologique et culturel. Positivement exprimé, le transfert sémantique exige la capacité chrétienne de signifiance des concepts du terroir, une profonde connaissance et une adéquation du milieu culturel africain. Les valeurs morales entre en jeux par ce biais.
Une observation me semble utile à ce niveau. En effet, la partie de la réponse concernant la profonde connaissance et l’adéquation du milieu africain, qui se situe de facto au delà de la pure sémantique linguistique et philologique, peut céder facilement face à la précompréhension du traducteur. En effet, cette dernière est un lieu où les idéologies sociétaires en commerce peuvent se déployer étouffant par là même l’objectivité des significations visées. Je veux dire qu’il se pose ici un problème ardu relatif à la critériologie et à l’axiologie du traducteur individuel en relation de correspondance avec celle de la communauté qui va recevoir le message traduit. A ce niveau, il n’est pas mieux que d’écouter Placide Tempels qui nous disait, déjà en 1948, que les conceptions et les valeurs du missionnaire ne sont pas l’unique et exclusive voie par laquelle l’on peut se réaliser comme être humain et chrétien[9].
La deuxième section de cette deuxième réponse propose la lecture du livre du P. Bühlmann[10] et le conte rendu qu’en avait fait le P. G. Hulstaert[11]. Cette proposition me pousse à penser qu’il est possible que la réponse au missionnaire anonyme soit une oeuvre du P. Denoel. En effet, ce dernier avait fait, en 1951, une recension du livre du P. Bühlmann dans la même revue[12].
Conclusion. Je crois qu’il existe un certain disfonctionnement entre la première partie de la réponse de la RCA et la seconde. En effet, dans la première partie, la RCA permet une certaine ouverture sémantique qui ne recherche pas la perfection absolue des traductions. Dans la deuxième partie de l’article, en revanche, la réponse semble plus restrictive. Cette situation ambiguë montre en fait que la problématique n’est pas facile à résoudre. D’autre part, elle nous indique clairement que les missionnaires ont une conscience aiguë du fait que l’acte chrétien de traduire les concepts techniques excède largement l’œuvre purement linguistique. La leçon trinitaire est évidente et claire : le Signe de la Croix nous situe dans une relation de rencontre avec la Trinité dans son déploiement pour nous. Il nous place également devant notre responsabilité chrétienne de rendre gloire aux personnes divines.
[1] RCA 12, 6 (Novembre 1957), p. 567-568.
[2] Mt 28, 19 : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du saint Esprit ». Trad. BJ.
[3] Il s’agit très probablement de PRAT, S.J., La théologie de saint Paul, Paris, 1924 en II tomes.
[4] RCA 12, 6 (Novembre 1957), p. 567.
[5] Cf. DUPUIS, J., Homme de Dieu, p. 17-19.
[6] RCA 12, 6 (Novembre 1957), p. 567-568.
[7] Ibid., p. 568.
[8] Ibidem. Je souligne.
[9] TEMPELS, P., La Catéchèse Bantoue, dans Bulletin des Missions 22 (1948), p. 258-279 ; MUZUMANGA Ma-Mumbimbi, F., Trinidad y Misión en África. Intentos de inculturación realizados por Plácido Tempels, OFM (1906-1977), dans Estudios Trinitarios 42, 1 (2008), p. 77-121, p. 95-98.
[10] Cf. Die Christiliche Terminologie als Missions-methodolisches Problem dargestell am Swahili un ander Bantusprachen, Schöneck-Beckeried, 1950.
[11] Cf. La Terminologie chrétienne dans les langues bantoues. (Un point de vue de Congo Belge), dans Nouvelle Revue de Sciences de Mission 8, 1 (1952), p. 49-66.
[12] dans la RCA 6, 6 (Novembre 1951), p. 510.

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